Pour comprendre la vie privée, il faut la remettre en contexte
Comment la vie privée se redéfinit à l’heure des nouvelles technologies ? Pour Olivier Glassey de l’Observatoire science, politique et société de l’université de Lausanne, toute la question est de comprendre comment celle-ci évolue à l’heure des identités socialement distribuées. Pour Christian Heller, au contraire, il est temps de basculer dans une société post-privacy dans laquelle ce qui relevait de notre défunte intimité est l’occasion de construire de nouvelles sociabilités. C’est entre ces deux visions, l’une rationnelle et l’autre provocatrice, qu’a débuté la 5e édition de la conférence genevoise Lift.
La vie publique est-elle la nouvelle norme sociale ?
Christian Heller, qui se présente comme un futurologue indépendant, a voulu tenir un discours provocateur sur la vie privée en tentant d’affirmer que nous sommes dans une société “Post-Privacy”, mais il a surtout démontré qu’il n’était pas si simple de comprendre ce concept.
La vie privée est-elle la liberté, un espace où nous pouvons être nous-mêmes sans craindre d’être quelque chose ? Pas si sûr, estime Christian Heller qui nous rappelle qu’au Moyen Âge, la vie privée n’existait pas vraiment. Tout le monde surveillait tout le monde, tout le monde savait tout de chacun. La vie privée n’a pas été non plus l’apanage de la noblesse, où l’existence de chacun était soumise au regard des autres. Elle est née dans les villes quand la bourgeoisie a créé l’intimité de la vie familiale. Mais si l’espace privé commence à être compartimenté, il demeure lui aussi très surveillé par les membres de la famille et la domesticité qui la compose. C’est surtout avec le 20e siècle qu’est ! né l’individualisme et la division spatiale de nos espaces publics, construisant la distinction entre espace privé et espace public, opposant la vie privée de la condition féminine (au foyer) à la vie publique et sociale de la population masculine.
“Cette vie privée a surtout été vécue par les femmes comme une expérience d’isolement”, estime Christian Heller. Le mouvement de la vie publique à la vie privée, de valeurs publiques à des valeurs privées… “nous montre surtout que ce qui était privé a longtemps été ce qui était honteux”. D’où la volonté, notamment via les mouvements féministes ou homosexuels, de faire passer ce qui relevait du domaine privé dans le domaine public, dans le but de construire une société plus tolérante. La liberté s’acquiert souvent en passant du privé au public, et c’est sur cette base que Christian Heller construit sa démonstration. “L’affirmation de soi se construit dans l’ouve ! rture”. Nos différences permettent de construire nos propres sociabilités, contrairement au village du Moyen Âge qui se construisait autour d’une seule communauté. Pour lui, il ne faut pas se conformer à la société, mais choisir la société qui se conforme à nous…
Reste que ce discours, tendant à nous faire croire qu’on est libre en partageant ses préférences sexuelles avec ceux qui ont les mêmes que nous… est assez éloigné de la notion même de vie privée et de société justement. Christian Heller a beau convoquer Hunch, OKCupid, PatientsLikeMeou des sites sur lesquels les gens partagent leurs préférences sexuelles pour expliquer que l’économie du secret est terminé… En dénonçant avec ironie le fait qu’il nous faille demain des DRM pour toute information qu’on publiera sur l’internet, il rejoint par là le discours un peu cynique des sociétés qui font commerce de nos données, à l’image des déclarations de Mark Zuckerberg en janvier dernier sur la fin de la vie privée. “L’ouverture est le pouvoir !”, clament les slides de Christian Heller.
Certes, c’est par l’ouverture que les homosexuels comme les femmes ont conquis leurs droits. La liberté l’a souvent emporté en passant de la privauté à la publicité. Reste qu’il n’est pas sûr qu’il n’y ait que des droits à conquérir dans la société post-privacy, dans cette société de la transparence que Christian Heller nous propose. On le sait : la transparence de l’information n’est pas une condition suffisante pour rendre la société libre et égalitaire, au contraire.
Remettre la vie privée en contexte
Pour Oliver Glassey de l’Observatoire science, politique et société de l’université de Lausanne, toute la question est de savoir comment la vie privée évolue à l’heure des identités socialement distribuées. On a l’impression que nous ne contrôlons plus la vie privée. Faut-il croire que la vie publique est la nouvelle norme de notre vie privée ? Faut-il croire ceux qui font la collecte de nos données personnelles et qui nous en annoncent la fin ?
“Quand on regarde comment les gens agissent en ligne, traitent leur vie privée ou en parlent, on est pourtant loin de la prédiction apocalyptique de la fin de la vie privée”. Les “Digital Natives” sont tout à fait conscients de la vie privée : ils en ont tous une et en ont tous une définition, comme le montre les travaux de danah boyd notamment. Ils n’en ont pas rien à faire, comme on voudrait nous le faire croire rapidement. Ils développent des stratégies complexes pour se protéger, mentir… et négocier les informations qu’ils acceptent d’échanger avec d’autres, en ligne.
Force est pourtant de constater que les gens publient de plus en plus d’information en ligne, comme l’explique le paradoxe de la vie privée… “Comment comprendre cette évolution ?”, s’interroge Olivier Glassey.
Nous sommes confrontés à des artefacts de notre identité qui sont encore relativement récents. Pour beaucoup, les gens jouent avec leur identité en ligne, avec les gens qu’ils connaissent ou ne connaissent pas, comme le montre le coup de pub de Burger King, montrant avec quelle facilité des centaines de milliers de personnes ont sacrifié 10 de leurs amis sur Facebook en échange d’un hamburger gratuit. Pour Olivier Glassey, cela montre bien qu’une grande part de notre identité en ligne est aussi un jeu. Ce qui pose la question de savoir “quelle valeur a notre amitié en ligne par rapport à nos amitiés réelles ? Quelles sont les connexions entre notre identité en ligne et notre vie réelle ? Mon identité en ligne est-elle réell ! e ?…”
Il y a beaucoup de formes d’identités sociales en ligne. Notre identité, la façon dont est perçu, est fragmentée selon les communautés auxquelles ont participe. Notre identité n’est pas la même surASmallWord et sur BeautifulPeople : on ne partage pas la même identité selon le contexte. Cela nécessite d’explorer la définition de soi-même et la conformité des contraintes liées à la pression de nos pairs. Que présentons-nous de nous-mêmes en ligne ? Est-ce une représentation idéale de soi, ou le reflet de notre personnalité ? Sur Facebook, les gens ne prétendent pas nécessairement construire une image idéale d’eux-mêmes, mais plutôt re ! fléter leurs personnalités. Notre identité en ligne se bâtit sur les contraintes liées à la représentation de soi et à la pression des autres, explique Olivier Glassey.
Peut-on réinventer des frontières privées hétérogènes autour de notre identité ? L’étude Sociogeek a tenté de mesurer les contrastes qu’il y avait entre la représentation et la perception de l’intimité. Elle montre que les cultures de l’intimité sont bien évidemment diverses et dépendent de critères sociaux, personnels… voir culturels, comme le montre le site Combiendebises.free.fr. Cette carte montre bien qu’il y a des frontières culturelles de la normalité, même dans un même pays. Comment nos cultures coexistent-elles dans les systèmes sociaux en ligne, alors que le contexte détermine pour beaucoup ce que l’on ent ! end par privé ou public ?
Il faut comprendre la contradiction entre les dynamiques sociales et les réseaux sociaux, explique encore le chercheur. On ne parle pas de la même façon à son père seul, que s’il y a un collègue à côté de nous. Ce que l’on considère comme relevant de la vie privée est complexe. Cela n’a rien à voir avec l’ajustement des fonctionnalités publiques de nos profils comme nous le propose Facebook. La flexibilité de la vie privée selon nos rôles sociaux obéit à différents buts et est assez difficile à imiter via les sites sociaux. Pour les gens, les paramètres de contrôle de la vie privée sur les sites sociaux apparaissent avant tout comme des boites noires.
Il est délicat de comprendre comment nous négocions notre vie privée sur les réseaux sociaux. Comment gérerons-nous collectivement les données fragmentées de notre passé ? Facebook peut-il permettre, à long terme, de reconstruire nos biographies ?…
Pourtant, c’est bien à long terme qu’il faut penser la mémoire de nos vies privées. La fracture numérique de demain ne sera pas celle de l’accès, mais bien plus sûrement celle de l’identité, opposant ceux qui auront bâti leur identité en ligne et ceux qui n’en auront pas ? “Quels outils, quelles règles légales, quelles normes sociales devons-nous mettre en place pour nous permettre de construire la mémoire de notre société… tout comme son amnésie ?”
( Hubert Guillaud. 28/04/10 )